
... Dans la nuit des temps
Maya Ripoche
Pour accompagner les enfants au seuil de la nuit, les parents lisent des histoires. Autrefois, à la veillée, au coin du feu, on racontait.
A l’origine, le conte est oral. Il passe ensuite de la tradition populaire à la tradition littéraire. Sa structure singulière traverse le monde et les époques : le conte schématise les personnages, multiplie les péripéties initiatiques, sème sur le chemin du héros des obstacles, arme les protagonistes de pouvoirs surnaturels, pour déboucher sur une finalité essentiellement morale ou philosophique.
Et très souvent la nuit s’invite au cœur de l’histoire.
Il était une fois, avant que le monde soit monde : la nuit
De cet espace d’avant même le début du temps, de ce noir suspendu, mystérieux, l’univers serait né. Depuis la nuit des temps, cette matrice cache le secret de l’origine. Et les hommes ne cessent d’être attirés autant que terrifiés par elle. L’obscurité du fond du cosmos se rappelle aux hommes chaque nuit. La vie elle-même le pousse inexorablement vers une nuit éternelle. La nuit comme début et comme fin, créatrice et menaçante, inspire et parle de l’humanité. C’est donc naturellement qu’elle est entrée dans les mythes, les contes et les légendes, parcourant l’imaginaire des hommes.
En quelque sorte, les contes attribuent un langage à nos rêves nocturnes. Grâce à leur structure bien définie, ils ordonnent la confusion des songes. Bruno Bettelheim, dans Psychanalyse des contes, montre que le conte de fée a des traits comparables au rêve. Tous deux ont une partie inconsciente qui peut dévoiler des désirs inavoués, des besoins ignorés, des angoisses latentes. Mais le conte, avec son début, son intrigue, sa fin, a « une structure consistante » que le rêve n’a pas. Poser des mots sur les mystères de la nuit, telle serait la vocation du conte…
C’est une des raisons pour laquelle la nuit, sous des formes diverses, apparaît presque toujours dans les contes. La nuit camoufle et dévoile. Elle est la face cachée, le rêve ou le cauchemar. Exacerbant l’état sauvage de la nature, elle est le temps de l’épreuve et de l’aventure. Sa traversée sera funeste ou initiatique, lieu de rencontre et dépassement de soi.
Si la nuit se retrouve fréquemment au sein des contes, un parallèle peut s’établir. L’un comme l’autre sont rythmés par des péripéties de l’ordre du songe et du cauchemar. L’espace qu’ils ouvrent prend forme dans l’imagination. La nuit, comme le conte, fait peur et rassure.
La nuit et le conte ont pour caractéristiques commune de « filer »
La nuit file si vite qu’on peut s’éveiller avec une infime sensation de son passage en nous. Des bribes de rêves s’envolent sans que nous puissions les rattraper.
Parallèlement, le conte file une histoire, tisse des intrigues à partir de réalités quotidiennes. A la frontière du vrai et du faux, le mensonge ne serait que paroxysme du réel.
Ainsi, nuit et conte se fondent sur la même matière : le vécu. Puis, celui-ci se déforme, se coud, se tord, se découpe. La nuit, comme le conte, est subtile, sub-tilis : son essence se cache sous le tissu de nos vies de tous les jours.
Selon Michael Ferber, les verbes « filer » et « tisser » seraient liés à la tromperie. En effet, la nuit et le conte sont un espace d’illusion, comme dans La Belle au bois dormant. La jeune fille ne peut échapper à cette ruse, condamnée à rejoindre la nuit, à se précipiter vers l’instrument qui file, qui endort : le fuseau. Objet doté d’un pouvoir maléfique, ce dernier la pousse à plonger dans le monde nocturne, hors du temps et des âges, jusqu’à ce que le prince la libère de sa nuit. C’est à ce moment-là seulement qu’elle peut devenir la véritable Aurore, incarner cet instant subtil entre nuit et jour, ce passage de l’obscurité à l’éclat, de la tromperie à l’accomplissement de soi.
La nuit se dilate, se contracte, se fractionne : elle fait naître le conte
Dans les Mille et Une Nuits, la nuit est la scène créatrice des contes. Le sultan Shahryar fait exécuter chaque matin la femme qu’il a épousée la veille. Jusqu’au jour où il se marie avec Shéhérazade, la fille d’un grand vizir. Chaque nuit, elle lui raconte une histoire dont la suite est reportée au lendemain. La nuit était un espace criminel et barbare. Elle devient l’espace de l’imaginaire, le temps du retour à l’innocence et à l’émerveillement. C’est une nuit génitrice : elle donne naissance au jour suivant. La nuit enfante des fragments d’histoires, antidote contre la fatalité dévorante. Dès lors, le conte est un fil tendu entre deux journées pour surpasser la nuit. C’est une invitation à quitter ses peurs, à inventer sa survie au cœur même du désastre. Le conte tisse un lien entre les âmes, celles de Shéhérazade et du sultan, dans le secret de l’alcôve…
La nuit : espace d’engloutissement et de renaissance
La nuit, fraction d’obscurité entre deux éclaircies, si elle est parfois source de paix comme nous venons de le voir, peut se révéler espace de complot cauchemardesque comme dans Le Petit Poucet. L’indicible peut surgir dans cette nuit traîtresse, de funestes projets peuvent se tramer, comme celui de ces parents qui décident d’abandonner tous leurs enfants. En cachette, dans le noir qui dissimule, le plus jeune d’entre eux entend le terrible secret.
À la suite de cette conspiration nocturne, le Petit Poucet et ses frères sont abandonnés au bord du chemin, au seuil du sommeil… Dépossédés de tout, ils entrent dans une nuit terrifiante qui entraîne avec elle son lot de solitude et de perte totale de repères. La forêt, noire, dense, métaphore de la nuit, doit se traverser coûte que coûte. Pour Bruno Bettelheim, la forêt symbolise « l’endroit où l’obscurité intérieure est affrontée et vaincue. » La nuit qu’elle matérialise reflèterait nos facettes sombres, et cette prise de conscience nous permettrait de les éclairer pour les reconnaitre et tenter de les surpasser. Le Petit Poucet tente alors de s’orienter – au sens étymologique du terme oriens, orientis : orient, de oriri : surgir, se lever – dans les ténèbres : il cherche la lueur du soleil qui se lève. Aussi sème-t-il des miettes de pain et des pierres opalines, des bribes de lumière. D’après le folkloriste Hyacinthe Husson, ces balises sont des étoiles, « guides secourables dans l’obscurité. » Le Petit Poucet transforme le sentier sombre en voie lactée et ouvre le chemin à tous en donnant naissance aux étoiles. Il crée un monde. La nuit perd mais permet aussi de découvrir un passage, des ressources insoupçonnées. Elle offre la lumière universelle de la connaissance.
Mais la nuit peut se travestir. Après avoir cheminé à tâtons dans la forêt, les sept frères se trouvent face à une nouvelle forme d’obscurité prête à les avaler : celle de la bouche d’un ogre avide. Le Petit Poucet défie le monstre, qui est une nuit personnifiée, qui dévore. Le jeune frère s’empare des bottes de sept lieues pour franchir le noir, il bouscule le temps et l’espace : la nuit se modèlerait par la force de croire.
Le héros a pris son envol : il n’est plus l’enfant chétif et peureux dont se moquaient ses frères. La forêt l’a dépouillé de son habit d’enfance pour le transformer en jeune homme valeureux.

La nuit : berceau des métamorphoses
La nuit transforme les êtres. Elle est le théâtre des grandes métamorphoses.
Tel est le cas du conte de Cendrillon, dans lequel la nuit se fragmente et ne laisse à la jeune fille que le temps d’avant minuit pour profiter de sa métamorphose. Cette fraction est un paradis secret dans la nuit menaçante. Minuit exprime l’urgence. C’est une heure où tout bascule, que Cendrillon redoute parce que le carrosse redevient citrouille et que les chevaux retrouvent leurs corps de souris. Par son univers trouble, la nuit peut bouleverser l’ordre des choses. En effet, Cendrillon n’était que haillons gris et poussière et découvre qu’elle peut briller dans la noirceur. La nuit révèle sa vraie nature.
Dans le conte norvégien A l’est du soleil à l’ouest de la lune, la nuit est aussi la détentrice de la vérité dissimulée. Ce conte reprend le mythe de Psyché : la nuit, à la lumière d’une chandelle, une femme s’aperçoit que son mari est un beau prince, alors que le jour il lui apparaît sous la forme d’un ours blanc. En perçant, par le flambeau indiscret, le secret que cachait la nuit, elle se voit séparée de lui. Il apparaît alors que le monde de la nuit, dans les contes, a des codes et des lois qu’il ne faut pas violer. La nuit est le jardin secret, la part d’inconscient de chacun nécessaire pour passer d’un jour à l’autre et rester en vie.
La nuit défie le jour
La dialectique jour/nuit transparaît dans de nombreux contes.
Parfois, la nuit se métamorphose en forêt dense et terrifiante, comme nous l’avons vu dans le conte du Petit Poucet. La forêt, espace des possibles shakespearien, siège de la magie, entre par exemple en opposition avec la dureté de la ville : les murs éclairés brutalement par le soleil disparaissent et laissent place à un décor où tout s’estompe, où l’errance et la rêverie sont permises. Il en est de même dans Blanche-Neige : la jeune fille fuit dans les bois pour survivre et échapper à la jalousie exacerbée de sa belle-mère. Les arbres de la forêt la menacent, mais après sa course effrénée dans le dédale d’un bois sombre comme la nuit, Blanche-Neige trouve refuge dans l’espace bienveillant d’une clairière, dans le confort de la chaumière des sept nains, intervalle de rêve dans le cauchemar. De même, la Belle au bois dormant survit endormie au cœur de la forêt épaisse qui ne laisse plus passer le jour. Nuit éternelle, la forêt se traverse ou s’apprivoise, hors du temps ordinaire.
La nuit utilise toutes sortes d’artifices pour surgir même pendant la journée et surprendre les personnages. Elle guette. C’est sous les traits d’un loup qu’elle apparaît alors : le loup frappe à la porte des foyers en plein jour, il feint être douceur, blancheur comme la lumière du soleil, cache ses attributs nocturnes qui le démasqueraient : le noir de son pelage, la voix caverneuse, les plans maléfiques et terrifiants. Ainsi dans Le loup et les sept chevreaux, le loup s’engouffre dans la maison et fait disparaître les chevreaux blancs comme le jour, les engloutit dans son ventre noir comme la nuit. De plus, le Petit Chaperon Rouge, symbole de la pureté du jour, s’arrête pour contempler chaque détail, les fleurs, les papillons ; tandis que le loup file à travers la forêt. La vitesse qui leur est propre indique le moment de la journée qu’ils incarnent, l’un s’attarde et ouvre les yeux sur tout, l’autre court sournoisement sur un chemin sombre. Jour et nuit s’opposent comme deux parties inséparables du conte, le bien et le mal, les espoirs et les peurs.
La nuit obscure et silencieuse efface les contours, ôte les distractions foisonnantes du jour. Ainsi plonge-t-elle l’homme au cœur d’un monde mystérieux. Elle devient le réceptacle de tous les possibles, de tous les rêves, de toutes les peurs. Dans les contes, la nuit transforme, avale, façonne… Elle ouvre des trajectoires, des chemins escarpés, un fil à suivre. La nuit est le fil de l’histoire. Le conte ne serait-il pas le fil d’Ariane de nos nuits labyrinthiques ?