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La nuit comme moment de d'échange, de rencontres et de divertissement

(XVIe - XVIII e siècles)

Leïla Perrier

          I) Caractère habituel des veillées

 

     Durant des siècles, la pratique de la veillée a concerné l'ensemble de l'Europe occidentale. Un exemple en est donné dans la pièce de théâtre de George Peele, The Old Wives Tale (1595). Celle-ci évoque un couple de forgerons qui recueille trois hommes perdus dans la nuit. L'épouse se propose alors de lire un conte d'hiver. Ce type de veillées, saisonnières (elles concernaient l'automne et l'hiver) et très souvent à caractère rural, répondaient à plusieurs nécessités. En effet, les personnes qui habitaient, par exemple, dans les montagnes, se trouvaient coupées matériellement et psychologiquement de tout contact extérieur. Les veillées permettaient alors de rompre la solitude, d'entretenir une sociabilité de voisinage. Elles permettaient aussi de se retrouver dans un lieu chauffé, par exemple une grange ou une étable. Mais l'on peut aussi évoquer l'existence d'escreignes, maisons souterraines recouvertes de fumier construites dans l'est de la France, par exemple dans le pays de Dijon au début du XVIIè siècle.

     Durant ces veillées, les femmes et les filles poursuivaient leur travail, celui de filer la laine ou le chanvre. Les hommes, quant à eux, s'adonnaient à des constructions artisanales (sculpture sur bois, …). S'ajoutaient aux échanges de fruits des échanges de paroles et d'informations, ces dernières portant uniquement sur le village des personnes qui se réunissaient (les nouvelles des autres villages de la région n'étaient donc pas mentionnées). Ces discussions pouvaient aussi être à caractère fabuleux : dans le pays de Fougères, dans la deuxième moitié du XVIIIè siècle, “l'on s'entretient des loups-garous, des lutins, des gobelins, des moines sans tête. Le loup-garou est un homme qui n'a été à confesse depuis sept ans et qui court la nuit. Le lutin est un malin esprit qui attaque l'homme la nuit et à force de lutter le met aux abois ou hors de combat […] le moine sans tête qu'ils disent rencontrer la nuit passe auprès sans rien dire...”.Par ailleurs, certaines discussions étaient l'occasion de véritables transmissions de savoirs. Ces veillées pouvaient aussi être à caractère religieux, avec par exemple des prières et des récitations de leçons de catéchisme. N'oublions pas enfin qu'elles avaient un rôle prépondérant dans l'organisation plus ou moins contrôlée des rencontres qui préparaient les mariages.

 

          II) Caractère magique et décalé des fêtes

 

     Les espaces urbains, contrairement aux espaces ruraux, favorisaient la dimension divertissante des rencontres nocturnes. Cependant, la rupture entre espaces urbains et espaces ruraux n'est pas aussi nette que cela.

 

     1. Fêtes nocturnes, entre mort et vie

 

     Les nuits les plus importantes renvoient toutes, dans leur contenu symbolique et réel, aux deux éléments de la vie et de la mort. La nuit de la Nativité et celle de la Saint-Jean-Baptiste appartiennent à la première catégorie, tandis que la nuit de Walpurgis (30 avril-1er mai) correspond à la seconde catégorie. Cette dernière, équivalente du May Day anglais, mais toutefois plus sombre, inaugure l'ancien mois des défunts dans les espaces germaniques. Selon l'historien de Lucerne, Renwart Cysat, dans sa Chronique publiée au début du XVIIe siècle, c'est à cette date que se déchaînent les hordes sauvages des âmes tourmentées des péris de mort violente. Pour les habitants du Dartmoor du XVIIe siècle et pour ceux du Limousin des années 1970, ce sont les âmes des enfants décédés sans baptême qui se manifestent. De manière générale, les différentes interprétations relatives aux âmes qui refont surface pendant certaines nuits en soulignent l'aspect néfaste. D'autre part, l'exemple de la Toussaint offre un cas particulier, du fait de son ambiguïté : en effet, il est ambivalent dans l'articulation qu'il propose entre la vie et la mort, entre l'évocation des saints, vivants à jamais, et celle des défunts. Ce qui est sûr, c'est que cette fête permet d'associer les uns aux autres, et par conséquent de consolider les liens entre le monde terrestre et celui de l'au-delà par une série d'initiatives. Les nombreuses apparitions fantomatiques viennent confirmer ce lien étroit de la vie et de la mort, de la grâce et du péché sur le chemin du salut.

 

     2. Dimension sacrée

 

a) Vertus curatives ou néfastes, rites de protection ou de persécution

 

     L'on pense alors pouvoir utiliser le caractère magique des nuits pour protéger l'avenir. De nombreux rites de protection se développent. L'on accorde par exemple aux herbes récoltées durant certaines nuits des vertus bienfaisantes particulières. “Cueillir quelques simples, certaines feuilles, certains fruits ou certaines branches d'arbre le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste ou quelques autres jours avant le soleil levé dans la croyance qu'elles ont plus de vertu que si elles étaient cueillies dans un autre temps.” : tels sont les propos de Jean-Baptiste Thiers à la fin du XVIIe siècle pour évoquer ces pratiques qu'il juge suspectes. Ces dernières s'appliquent à l'armoise, au millepertuis, au basilic, à la mandragore et à la rosée. Dans sa pièce Lo que pasa en un tarde, Lope de Vega y ajoute la verveine qui, ramassée par une jeune vierge, aurait une efficacité curative supérieure. Au contraire, lors du May Day anglais, l'on ramasse des fougères afin de renforcer leur pouvoir néfaste.

En outre, l'on peut évoquer la fonction bénéfique et sécurisante du feu. Les flammes des bûchers campagnards, tout comme les retraites aux flambeaux de la Saint-Jean-Baptiste qui se déroulent dans les villes anglaises, sont supposés contribuer à purifier l'air. L'on estime dans les villages que les flammes aident à la guérison ou à la protection des enfants que l'on en approche. Par ailleurs, les bûchers nocturnes du 24 juin sont associés à des rites de fécondité grâce aux sauts qu'effectuent les jeunes gens ou aux danses qui s'organisent à leur pourtour. De cette manière, et dans le district de Lesneven, au début de la Révolution française, “il faut que les filles, pour se marier dans l'année, dansent autour de neuf de ces bûchers dans la même nuit”.

 

b) Syncrétisme : entre paganisme et christianisme

     La nuit, par l'autonomie d'action qu'elle offrait, permettait un détournement de gestes religieux diurnes. Les comportements rituels qui s'y déroulaient étaient de plus en plus suspectés. Les lieux sacrés étaient parfois le cadre de pratiques pieuses, mais il arrivait qu'ils se transforment en espace d'amusement et de divertissement sans que les populations n'y trouvent d'incompatibilité. Cela, bien évidemment, déplaisait fortement aux autorités épiscopales et aux missionnaires. Par exemple, dans les Pyrénées, dans la paroisse de Ganties, diocèse de Comminges, dans une chapelle vouée à sainte Radegonde, les habitants avaient pris l'habitude de venir prier toute la nuit qui précédait la fête de la sainte, le 13 août. Mais lors de l'année 1713, la venue d'un violoneux invité par un paroissiens transforma rapidement le lieu de prière en espace de danse. Dans une même idée, l'on peut évoquer la sonnerie ininterrompue des cloches lors de la Toussaint. D'autres pratiques, telles que le “baptême du pont” (Jacques Gélis), témoignent d'un syncrétisme entre pratiques païennes et chrétiennes. Dans les régions côtières de la Galice et du Portugal septentrional l'on pratiquait un simulacre de baptême sur le ventre de la mère qui pouvait avoir des difficultés à mener à bien sa grossesse. La première personne qui, à partir de minuit, traversait un pont choisi, était désignée pour simuler le baptême.

 

     3. La nuit comme espace de transgression

     Les activités habituelles telles que les danses et les repas pris en commun prenaient une tout autre tournure lorsqu'elles étaient effectuées pendant la nuit. La nuit devient alors un espace où les possibles s'étendent, où les interdits, notamment religieux, sont mis de côté. En effet, durant les années 1660-1670, des visiteurs pastoraux du diocèse de Nantes notèrent que “soulz prétexte de dévotion, on passe la nuict d'entre la Toussainct et le jour des deffuncts à sonner dans l'église où il se fait plusieurs irrévérences comme d'y faire du feu, se chauffer, boire, folastrer toute la nuict”. Le propriétaire foncier du Lancashire Nicholas Blundell, dans son diaire du 6 janvier 1713, parle d'“une nuit très joyeuse. Robert Tatlock vint jouer de la musique ici, il y avait beaucoup de danseurs et ils dansèrent la danse de l'épée.” Les baignades auxquelles se livraient les habitants de Naples aux XVIe et XVIIe siècles en se rendant à San Giovanni a Mare pour plonger nus dans la mer la nuit de la Saint-Jean-Baptiste témoignent tout autant de cet aspect transgressif. En Angleterre, lors du May Day, les populations rurales se rendaient en forêt pour rapporter des branches de bouleau ainsi que pour rapporter l'arbre de mai (celui-ci serait planté par la suite sur une place commune). Les puritains de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle considéraient alors cette coutume sylvestre et pastorale comme l'occasion de toutes les turpitudes sexuelles. La nuit permettait donc d'échapper au contrôle des moeurs que les moralistes s'évertuent alors à prescrire et à imposer.

 

Travail réalisé à partir de l'ouvrage d'Alain Cabantous,

Histoire de la nuit : Europe occidentale. XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 2009, pp. 63-78

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