top of page

Le Néon, lumière de la nuit

Salomé Claudel / Emma Frigo / Robin Vaz

          Chaque nuit, un nouveau jour se lève, fait de publicités aveuglantes, multicolores.


          Le néon dessine le paysage nocturne. Il trace, délimite, encadre l’urbanité, modifie son
espace. Mais la vocation première du néon est d’attirer le regard - et l’attention - des
passants. Le néon ne crée la lumière que pour vanter des produits et des commerces. Le
néon vend, et se vend, lumière qui se prostitue afin de permettre à la société de
consommation de survivre même pendant les heures les plus sombres.


          Tirant son nom du gaz néon qui produit cette couleur rougeâtre si caractéristique,
l’éclairage que l’on nomme « néon » est en réalité composé de tubes en verre contenant
toutes sortes de gaz. Le « tube néon » lui-même est inventé en 1910 par Georges Claude.
Les teintes saturées de l’éclairage assurent par la suite son succès, principalement dans
des usages publicitaires.


          Le néon apprivoise la nuit, fait reculer l’obscurité et guide les pas des hommes qui y
évoluent. Il dessine une dichotomie urbaine, divisant la ville entre quartiers auréolés et rues
plongées dans l’obscurité, et orchestrant les pratiques de ces nouveaux espaces.


          Le néon crée en parallèle de ces divisions spatiales des fractures sociales. Sa lumière,
imposée aux passants, réduit inévitablement ceux-ci à leur statut de consommateurs, qu’ils
le veuillent ou non. La limite entre publicité et agression se fait mince, et est selon certains
franchie par ces néons qui envahissent le champ de vision de tous côtés.


          Cette lumière nocturne, si elle est le produit d’un capitalisme omniprésent et oppressant, est
pourtant l’emblème d’un paysage urbain aujourd’hui empreint de nostalgie. Las Vegas et
ses casinos, Tokyo et ses enseignes ou encore Amsterdam et ses Red Lights en témoignent
: le néon fait partie intégrante d’une forte identité urbaine et sociale.


          Cependant, les néons, rattrapés par le progrès de la technologie, tendent à disparaître et à
devenir de plus en plus de simples images spirituelles et poétiques qui se substituent aux
éclairages réels. Ces représentations fantasmées, rêvées du néon trouvent un écho
particulier dans l’art.


          Chris Marker écrivait en guise de générique du film Broadway by Light (1958) de William
Klein : « Son objet est d’annoncer des spectacles, de vanter des produits, et les inventeurs
de ces réclames seraient fort étonnés d’apprendre que le spectacle le plus fascinant, l’objet
le plus précieux, c’est la rue transfigurée par leurs signes. Ce jour a ses habitants, ses
ombres, ses mirages, ses cérémonies. Il a aussi son soleil... ».
L’art s’approprie le néon, tordant sa fonction première jusqu’à le transformer en emblème
d’une nouvelle poésie nocturne.

Art et néon

       « La ville couleur nuit », comme dans les photographies de Bernard Descamps.


          Au-delà de certain lieux emblématiques, les néons sont aujourd’hui devenus le reflet d’une
histoire capitaliste et publicitaire des années 1950-1960. L’âme des néons ne semblent
cependant pas prête à s’éteindre, respirant à la fois dans des enseignes contemporaines
afin de donner un effet vintage tel que Primark ou Pizza Hut, mais également dans des clips,
des films ainsi que dans des installations artistiques.


          Nombreux sont les artistes à utiliser ces tubes de gaz comme source d’inspiration et de
création artistique. Ainsi, le plasticien Claude Lévêque, surnommé « l’artiste du néon »,
utilise des objets reflétant les représentations collectives. Ces installations convoquent alors
à la fois l’imaginaire personnel et collectif. Elles font écho au langage cinématographique, la
déambulation du spectateur s’étant substituée au mouvement des images. Claude Lévêque
s’imprègne de la ville pour mieux la travestir et la faire basculer dans la fiction grâce au
néon qui devient le centre de l’oeuvre.


          Si beaucoup d’artistes ont recours aux néons, la plupart les utilise afin de faire passer des
messages utilitaires, détournant des slogans politiques ou des messages publicitaires.
Claude Lévêque puise dans un répertoire de mots et de citations aux connotations tantôt
empruntées à une mythologie contemporaine, tantôt autobiographiques, tel que Nous
sommes heureux, La vie est belle, Vous allez tous mourir, Goût à rien, Ta gueule, Je suis une
merde, En finir avec ce monde irréel, Dans... Il conçoit alors dans l’illumination et la mise en
valeur de ces mots des « zones de créativité », créatrice de l’espace poétique.

          « Vous allez tous mourir », Claudel Lévêque, exposition « Gromian », 2012

 


          En outre, le néon déploie une grande variété d’utilisations par les artistes. Dan Flavin, artiste
américain minimaliste, loin des jeux de mots et des anti-slogans, vient se servir des néons
dans leur plus simple usage, afin de créer des atmosphères enchantées. Il utilise en effet
l’espace, les différentes teintes et tailles des néons afin d’éclairer les pièces blanches de
douces lumières colorées. La dimension de l’oeuvre est réglée par l’architecture de la pièce
qui la délimite, créant alors des lieux d’expérience pour le spectateur. Flavin vient s’opposer
à la vision traditionnelle de l’art en faisant du tube de lumière une oeuvre d’art qui, déployant
l’énergie lumineuse, définies elle-même ses propres limites. Si ces oeuvres n’inspirent pas
de contacts physiques, elles sollicitent la vue et le spectateur est alors comme ébloui par
cet art minimaliste.

          Installation de Dan Flavin

 


          En utilisant le néon, les artistes peuvent également travailler une dimension affective et
familière de cette lumière. L’artiste chinois He An présente son travail ainsi : « Je suis né à
Wuhan, j’ai grandi dans cette ville et à la fin, elle m’a rejetée. C’est avec des moyens un peu
puérils que j’essaie de me réapproprier l’amour de cette ville. Chaque idéogramme volé est
une parcelle de l’âme de ma ville que je me réapproprie. Je transforme l’âme de ma ville et
ma propre âme ». He An détourne l’enseigne publicitaire de son utilité commerciale afin de
diffuser des messages personnels. Ainsi, son oeuvre He Taoyuan présente des idéogrammes
chinois d’anciens magasins éparpillés sur le sol, on peut alors y lire un hommage à son père
: « ouvrier brisé par le système communiste ». En témoigne également son installation à
Shenzhen en 2000 en pleine rue : un néon rouge, long de douze mètres, sur lequel on
pouvait lire "Tu me manques, s'il te plaît appelle moi" suivi de son numéro de portable.
Laissant perplexe de nombreux passants, et en faisant appeler bien d’autres. He An donne
du sens à ces néons usés par le temps grâce à ses oeuvres entre détournement ironique et
journal intime personnel.

                                            Installation de He An à la galerie Daniel Templon

 


          Antiphrases des enseignes de supermarché, fragiles illuminations dans les ténèbres d’une
société aliénante, ses tubes fluorescents semblent ne laisser personne indifférent. Le
succès des néons se doit donc peut-être à leur simplicité, jouant avec les couleurs et les
intensités et évoquant pour beaucoup un imaginaire commun.

Néon et cinéma

          Les cinéastes ont largement utilisé les néons pour éclairer leurs films. Dans le ciel noir de la
nuit, ils dessinent des formes et illuminent les visages des acteurs. Cette lumière dégage
alors une atmosphère particulière et organise l’espace, en traçant des courbes, des droites
à l’intérieur du cadre. C’est que ces lumières offrent une multitude de possibilités au
réalisateur, qui peut modeler l’espace et le temps pour créer une atmosphère unique.
L’ouverture de Millennium Mambo de Hou Hsiao Hsien est exemplaire dans son utilisation
singulière du néon. La jeune Vicky (Shu Qi) traverse en courant une passerelle éclairée par
des néons. Les néons dessinent alors l’espace, jalonnant la passerelle et la dessinant
jusque dans le hors champ. Mais plus important encore, ils semblent reconfigurer notre
rapport au temps. En défilant sous nos yeux, ils sont l’écoulement temporel même de la
scène. Ils se succèdent les uns après les autres, donnant une impression d’un temps qui
n’avance pas ou plutôt un temps qui tourne en rond, qui revient toujours sur lui-même. Cela
est souligné par l’oscillation lumineuse des néons, qui se répètent et dessinent cette boucle
temporelle. Hou Hsiao Hsien utilise ici cette lumière pour amorcer ce qui sera l’atmosphère
générale de son film, qui raconte l’histoire de cette jeune femme voulant quitter son
compagnon mais qui revient toujours vers lui. Cette ouverture donne le ton, un film qui
repose sur la répétition, un temps qui défile mais qui revient toujours sur lui. Les néons
présents tout au long du film, permettent au réalisateur de créer cette atmosphère originale,
sensorielle et envoutante.

          Cette lumière si originale et colorée a un pouvoir expressif très fort. Plus récemment encore,
dans son film Diamond Island le réalisateur Davy Chou utilisait ces néons multi-couleurs
pour illuminer la presque-île de Diamond Island à Phnom Penh. Cette île est le symbole de
la modernité en marche au Cambodge, de grands immeubles sont en construction pour
devenir un futur centre de la ville. Des jeunes travailleurs quittent leurs campagnes pour
venir travailler sur les chantiers. Un film social décrivant ce travail difficile et mal rémunéré
semble alors se dessiner. Mais dès que la nuit tombe cette presque-île se transforme, et
laisse place à une sorte de ballet de néons formant un torrent de couleurs et de lumière.
Ces néons semblent former le coeur du film, à la fois esthétiquement et narrativement. Ces
couleurs fluorescentes qui se reflètent sur les visages et dessinent l’espace apparaissent
comme symbole de cette ultra-modernité et la mutation du Cambodge. Elle est aussi le
reflet de l’intériorité des personnages, et leur fascination pour ce lieu. Enfin, ces lumières qui
saturent l’écran apparaissent aussi comme la traduction de l’artificialité et la folle démesure
de ce nouveau monde. Bien loin d’un simple artifice esthétique, ces lumières transcrivent
les émotions des personnages dans toutes leur profondeur, teintant le film d’une sorte de
mélancolie propre à cette jeunesse entre rêve de la fête foraine et difficulté de leur
quotidien. Au lieu d’un didactisme lourd, les sentiments nous sont donnés par le
scintillement de ces lumières et leurs reflets sur les visages des jeunes personnages qui se
rapprochent dans la nuit. Lors d’une interview Davy Chou déclarait : « Les couleurs, les
lumières et les néons qui dégagent cette vibration si particulière, sont comme une caisse de
résonance des multiples émotions intérieures des personnages en train de s’ouvrir au
monde qui les entoure. Ces lumières comme reflet des émotions intérieures, guident les personnages dans ce paradis artificiel ». Ces lumières accompagnent donc les personnages, si bien qu’au fil du film celles-ci évoluent. Le film devient de plus en plus sombre, les lumières sont loin au fond du champ, si bien qu’à la fin le personnage principal est dans l’obscurité totale et au loin voit
une nouvelle lumière briller. Sa trajectoire semble le guider au cours du film, de la fascination à la désillusion, du miroitement de lumières multicolores à l’obscurité éclairée d’une faible lumière.

Néon et refus de la lumière

« À quoi servent ces néons ?


À rendre la ville plus belle ?


À continuer à marquer la présence d'un commerce ? À imposer une marque, un logo, une
"identité" ? »

          Ces questions sont les fondements du Traité fondateur du Clan du Néon. Groupe activiste
et pacifique, le Clan est partout. Ses membres sont dispersés dans les agglomérations
urbaines de la France entière. Anonymes, noctambules, ces « Pêcheurs d’énergie », comme
ils se nomment eux- mêmes, sont les faiseurs de nuit de la ville. Par petits groupes, ils
éteignent les néons des enseignes commerciales, supprimant la lumière, redonnant à la nuit
sa noirceur.

          Le Clan est fondé en 2007 à Paris, par des anonymes aux volontés semblables de faire
cesser une pollution énergétique comme esthétique. Le mouvement se propage rapidement
dans les grandes villes de France, mené par des habitants désireux de faire cesser un
éclairage qui les excède, nuit après nuit.

          Le néon ? Une « agression publicitaire » pour le Clan, un « harcèlement » à l’égard du
badaud toujours ramené à son pouvoir de consommation. Nul n’aurait selon les activistes
besoin de ces éclairages nocturnes, ni les passants aveuglés par leur halo, ni les
commerces fermés.

          En plus de cette pollution visuelle, les néons consomment énormément d’énergie, énergie
qui n’est pas sans coût. Le Clan parle de « centaines de milliers d’euro gaspillés ». La
lumière dans la nuit a un prix.


          Les actions du Clan sont simples : les membres éteignent les néons qu’ils rencontrent,
laissant parfois un tract pour expliquer leur démarche. Les lumières sont choisies avec
attention, le but n’étant pas de faire disparaître des commerces encore ouverts, ni de
dissimuler des enseignes- repères indispensables, comme celles des pharmacies.

   Équipement recommandé par le Clan du Néon afin de prendre part aux actions nocturnes


          La propagation du Clan et ses actions intéressent la presse locale comme nationale, et de
nombreux articles décrivent les « Zéro Watt » qui sévissent à Grenoble, Rouen, St Étienne,
Marseille. Cependant, le Clan demeure anonyme et invisible, caché dans la nuit qu’il
s’applique à recréer.


          Refusant une lumière moderne envahissante, le Clan du Néon n’est cependant pas voué à
faire l’éloge de l’obscurité totale. Si les activistes s’accordent sur une chose, c’est bien sur
le fait qu’ils désirent un lumière dans la nuit, la seule qui soit purement nocturne, la lumière
des étoiles.

bottom of page