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La nuit sans faim

Laurie Negrevergne

La nuit d’insomnie. Elle sait se faire fréquente et insidieuse. Elle est ce moment dérobé au
jour à l’ombre du soir. Ce moment que quelques privilégiés se partagent. Toi insomnie qui
« changes la brute juvénile »
(1), toi qui es cette compagne des jours trop angoissants pour
se finir. Toi qui provoques la fatigue, cette drogue la plus fidèle. Celle qui anesthésie une à
une chaque parcelle de tristesse. La nuit délivre cette rage contenue tout le jour. Dans
l’obscurité, elle a moins honte de se montrer. Car elle préfère que l’on en devine ses
courbes dans le noir le plus profond. Et alors, elle existe pleinement sous nos doigts et
bientôt, par un savant tour de passe-passe, c’est elle qui nous agrippe au cou et étouffe
le faux sourire du jour. Dans le noir de l’insomnie, tout est permis. Puis resurgissent les
mots du jour.


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Elle était apparue un de ces soirs dont l’on sent qu’il nous marquera à jamais. Sans
intuition aucune au fond, mais dans la certitude de tirer de l’obscurité des plaisirs jusque
là interdit. Elle était entrée sans même prévenir pour me laisser marquée. Il y avait eu
l’envie que cette nuit ne finisse jamais jusqu’à l’arrivée du petit jour, il y avait eu l’envie de
l’audace et la peur de l’inconnue, qui ne l’était pas totalement. Mais il avait fallu cette
obscurité naissante pour qu’elle se révèle. Il avait fallu les bougies s’éteignant dans une
pièce humide et une fête fumante pour qu’elle se livre. Et c’était la lumière apparue,
l’épiphanie qui allait contre tous les présupposés diurnes. C’était elle. Nulle autre. Sortie
de l’ombre par la nuit.

(1) Emil Cioran, Précis de décomposition, 1949

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