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Il était une fois...

Lorène Dorgans / Maya Ripoche

L’heure conte

Nuit blanche

 

Les éclairs des voitures transpercent la nuit, leur vrombissement emplit ma tête. Mes yeux fouillent la ville à la recherche d’une issue, d’un refuge. A la recherche de l’obscurité intime, du noir utérin d’avant la solitude, de ce noir absolu à la promesse non tenue. Je traverse la route sous le halo traître des lampadaires, sous la menace des enseignes publicitaires. Quelle sortie, quelle entrée ? Un endroit où fuir la césure de n’être.

Enfin, le sol se dérobe sous mes pieds. Les marches du métro m’attendent, tapies dans les ténèbres. Entrailles d’un lieu sans nom, si familier, vers lesquelles mon corps se précipite.

De gigantesques bottes gondolent sur un papier collé à même le mur, promotion, offre à prendre, ou à laisser. Au bas des escaliers, des battants s’ouvrent et se referment sur des silhouettes pressées. Petits papiers avalés et recrachés par des machines. Passe-portes. Tire… cherra, chevillette. Retrouver la formule qui sauve, la clef pour atteindre l’autre rive. Taper contre les vitres, doucement, puis de plus en plus fort, murmurer, crier que ce n’est que moi. Non je ne suis pas le loup. Ouvrez-moi. La tête cogne. Montrer patte blanche. Et puis finalement les portes se déchirent. Etre de l’autre côté, englouti. Le quai, leurs yeux rivés sur les portables. Deux enfants se tiennent par la main, anxieux. Rien à craindre. Juste attendre, l’attention portée vers le tunnel noir. Immobile.

Un détail happe mon regard. Poussière pailletée saupoudrée sur le sol lugubre. Sous le manteau miteux de la dame à ma droite, un pan de robe de bal s’apprête à virevolter. Personne ne s’en aperçoit bien sûr. Si infime. Et pourtant…

Un coup d’œil sur ma montre. Précision tranchante des aiguilles. Il faut aller vite, avant qu’elles ne se confondent. Avant que de deux elles ne passent à une, et inversent tout.

Fracas de rouille. Il arrive. C’est lui qui va nous embarquer, aveugle, dans la nuit profonde. Je tressaille. Je suis au cœur du fruit convoité, le ver maudit traîne ses wagons jusqu’à moi. Mécaniquement, inéluctablement, il avale la foule endormie. Brûlés, les yeux plantés sur les écrans bleus. Piqués, les bouts des doigts sur les touches. Le ver, empoisonné, arrête sa course labyrinthique.

La dame au manteau court, et, dans sa hâte, perd quelque chose. Le pied est nu. Par terre l’objet brille. Je veux le ramasser, mais me laisse emporter par la cohue vers une des bouches du monstre. Dans son ventre enfin, la foule impatiente s’immobilise, cramponnée, harponnée çà et là. Tout s’assombrit, tous s’enracinent dans le sol, les yeux se perdent. Absorption, égarement. C’est donc ça, la forêt ?

J’entreprends de la traverser. Insomnie. L’opacité pèse sur mes épaules, les ombres me bousculent. Mais soudain, tout s’embrase. Le contour des arbres s’éclipse, de leur écorce naissent des corps ondoyants. Chevelures mielleuses, habits en fête, costumes de bal, les corps tournent et valsent. Tout s’envole dans la même spirale, les fées, les elfes, les citrouilles, les horloges, les vœux et les murmures. Au beau milieu de cette lumière enivrante, la vitre poussiéreuse du métro, et un reflet emprisonné. Une jeune fille se contemple, sourire doux peint sur des lèvres rouges, mais brusquement une autre apparaît dans le miroir, vieille, laide. Ses ongles crochus transpercent la paroi, comme pour la saisir, cette beauté innocente, l’agripper pour toujours. La belle prend peur. Et, dans son sursaut, le tourbillon merveilleux cesse. Les corps lumineux se résorbent dans les troncs hostiles, la magie s’éteint. La forêt devient plus dense. J’étouffe. Echapper à leurs rameaux crochus. Se faufiler parmi leurs bruissements confus. Je veux fuir, et reste figé. Ce n’est pas moi qui cours, mais toute la forêt qui est emportée dans le même mouvement que moi. Tout fuit.

Un coup d’œil sur ma montre. Mais le temps s’est perdu, il s’est décroché de mon poignet, je n’ai plus le temps, où est-il ? Probablement égaré dans la spirale des rêves. Ne pas regarder en arrière, avancer. Le fil de l’histoire ne peut pas se remonter. Tout à coup, au creux d’un silence de mort, douze coups retentissent. Lointains. Douze terribles coups assénés sur mon cœur. Retrouver le chemin, les conduire tous, mes frères de haillons, les ramener vivants au pays de l’enfance. Fouiller mes poches à la hâte. Trouver des miettes d’un passé ébréché, les éparpiller sur le sol, pour retrouver un semblant de chemin, un chemin de sang blanc ou de neige blanche... Je continue, pas à pas. Sur ma gauche, j’aperçois un journal porté par des mains invisibles. Je me penche, peut-être me donnera-t-il la clef de l’énigme, la voie à suivre pour arriver au jour. Mon corps se plie au-dessus de cet espoir. Un loup président, un énorme loup blond platine hurle des mots obscènes. Sa gueule est pleine de cinquante dents étoilées, aiguisées, prêtes à ne faire qu’une bouchée du monde. Il bondit hors du journal. Poursuivi par une créature encore plus monstrueuse, kalachnikov, regard de haine. Le loup président redevient le petit enfant chétif, apeuré. Je ferme le journal de toutes mes forces. Tout se volatilise en milliers de cendres crépitantes. Secoué. Le ver tourne, ronge, s’allonge. Y aura-t-il une fin ?

Boire dans le regard d’un petit garçon le remède inespéré. Lueur d’un phare dans la nuit, de la chaumière dans le bois sombre. « Monsieur, raconte-moi une histoire ». Déverser les mots, candides, mystérieux, laisser le récit salvateur se dérouler, le savourer avec délice. Les doigts posés sur la tête de l’enfant ont cessé leurs caresses, les mallettes noires des hommes en costume se sont déposées sur le sol. Peu à peu, les yeux perdus se repèrent, les oreilles pleines de musique se tendent vers la voix rauque, ils débranchent leurs fils et se suspendent au mien. Retrouvé, le cocon de l’enfance tissé d’histoires du soir. Dérobés, les esprits affairés. Enivrés. Milliers de rats subjugués par mon air enchanté, ils dévient, s’extirpent hors du temps. Le corps du ver s’entrouvre, se vide. Ver à soi. Sortir du cocon et respirer un air nouveau. Ma voix siffle. Suivi par la foule, bercé par le soleil du matin, je monte lentement les escaliers.

La nuit s’enfuit, le jour se lève. Au sommet, la blancheur de la lumière naissante.

Ce matin, nous sommes au bord du monde.

Ce matin, tout est à réinventer.

« Il était une fois… »

 

Une nouvelle de Maya Ripoche

L'heure conte

Jour noir

 

Je marchais. Le ciel commençait à peine à s’assombrir quand je me fis avaler par la bouche béante et puante. Une foule me suivait ; ou peut-être était-ce moi qui la suivais. Nous dévalâmes les marches crasseuses. À côté de moi, un homme à la chevelure blanche jeta un œil à sa montre et s’écria « En retard ! En retard ! J’ai rendez-vous quelque part ! » avant d’accélérer le pas et de s’enfoncer rapidement dans la masse des gens, me donnant presque envie de le suivre.

Je sortis la lourde clé d’or de ma poche, et la tournai dans la serrure prévue à cet effet ; les rouages résonnèrent et les portes de fer forgé s’ouvrirent devant moi ; les invités se succédaient, entrant un à un dans l’enceinte. Je marchais encore et me stoppais quand la foule était trop dense pour continuer à avancer. Autour de moi, les autres gens se plantaient et patientaient. Le vent faisait parfois flotter leurs cheveux, comme il ferait trembler les feuilles hautes des arbres centenaires d’une quelconque forêt enchantée. À ma droite, deux enfants pleuraient ; ils avaient perdu leurs parents. Une vieille dame étrange s’approcha d’eux, et leur proposa des bonbons pour qu’ils s’arrêtent. De l’autre côté des quais, une grande affiche annonçait une réduction sur les Bottes de Sept Lieues. Je souris. C’est alors qu’une voix se fit entendre, annonçant le commencement des festivités. Les portes du palais ambulant s’ouvrirent et certains d’entre nous s’invitèrent à l’intérieur. Nous étions pressés les uns contre les autres. Les lieux étaient prisés, aucun doute. Et pendant que les portes se refermaient, il me sembla que la masse des badauds avait laissé peu à peu place à une foule plus distinguée. À quelques mètres de moi, une femme élégante arborait la plus belle robe que je n’avais jamais vu, scintillante de mille feux. Très vite, d’autres apparurent, se joignant au bal. Soieries, parfums, parures et belles chevelures se mêlèrent. Il y avait même un fleuriste, à qui un homme à la carrure de bête acheta une rose pour sa belle. Des rires résonnaient, beaucoup discutaient, et les voix de l’assemblée étaient incroyablement fortes, recouvrant même celle de la personne chargée d’annoncer et de présenter les célébrités ; on dansait, certains allaient, d’autres venaient, dans des frottements d’étoffes coûteuses ; on se saluait, on se quittait. On festoyait ou on buvait. Certains assis, beaucoup debout ; la chaleur était étouffante. La fête battait son plein, tout était animé et chatoyant.

Soudain, je me rendis compte que j’avais perdu la notion du temps, ainsi pris dans ce tourbillon de féerie. Je jetai un coup d’œil à la montre de mon voisin. Bientôt minuit. Une angoisse certaine se faufila en moi ; Je ne voulais pas que cela se finisse. C’était si beau, si agréable. Mais la minute fatale approchait. Tic. Tac. Tic. Tac. Le temps s’écoulait. Sans rien pour le stopper. Je cherchais un moyen de les avertir. Il fallait qu’ils sachent. Le temps qui leur était accordé allait bientôt toucher à sa fin. Mais avec le bruit, les rires et les musiques, ils ne pouvaient pas m’entendre, et ils continuaient de danser. Inlassablement. Riant toujours plus fort. Dansant toujours plus vite. J’attrapai le poignet d’une femme qui passait pour la prévenir, mais elle me rejeta avec véhémence. Je la regardais partir, effrayé.

Et c’est alors que l’Heure sonna. Sur toutes les montres et toutes les horloges, minuit apparut ; aiguilles réunies, zéros alignés. Et alors, tout se transforma. La jeune fille vêtue de sa belle robe étincelante retrouva le confort de ses haillons, et s’enfuit. Une autre qui dansait avec un beau prince se rendit compte qu’il ne s’agissait que d’un crapaud. La magie disparut, et les gens aussi. Les lieux se vidèrent à une vitesse hallucinante, et ce fut comme si toutes les ombres s’étaient abattues en même temps sur l’endroit, provoquant la désolation et la tristesse. Des restes du festin avaient été abandonnés là. Sur le sol, un édit royal ; Je le ramassai. Le roi Midas, non content d’avoir des cheveux plaqués or, se rêvait conquérant des royaumes avoisinants. Je soupirai, et le déposai sur un siège quelconque. Peut-être que quelqu’un l’y trouverait. Autour de moi, les voix s’étaient atténuées. Et des rires et des musiques, il ne restait plus qu’un faible brouhaha angoissant ; les monstres rôdaient et se cachaient dans les ténèbres, derrière les grandes vitres. Trolls, gobelins, et sorcières peuplaient désormais les lieux, me jetant des regards mauvais que j’évitais comme je le pouvais. Parfois l’un ricanait fort, couvrant le bruit mécanique des monstres, dehors. Avec le temps, les derniers convives disparurent. La voix du serviteur me fit comprendre que les portes allaient bientôt se fermer, et qu’il me fallait partir aussi. Alors je sortis.

De nouveau debout sur les quais, il n’y avait désormais plus de forêt enchantée pour m’abriter. Les faibles lumières qui éclairaient l’endroit vacillaient. Elles ne pourraient pas éloigner les monstres bien longtemps, je le savais. Devant moi, un peu en contrebas, le gouffre noir où l’on distinguait deux longs rubans -à moins qu’il s’agisse des traces laissées par le château ambulant ?- semblait affamé. Des relents nauséabonds vinrent me chatouiller les narines, remuant mon estomac. C’est alors qu’une voix retentit, claire dans le silence froid, bien qu’en réalité grommelant des paroles floues. Je me retournai. Un monstre informe s’approcha, et les sons qu’il produisait me parurent être des mots maléfiques destinés m’envoûter. Il essayait de me jeter un sort ! Un second, comme attiré par le bruit, vint aussi. Je ne comprenais pas ce qu’ils me voulaient, et leur haleine fétide me donnait envie de fuir. Mais les enchantements prirent effet, je me retrouvai au sol, et ils se ruèrent sur moi.

Choc. Douleur. Souffrance.

Nuit. Obscurité. Ténèbres. Silence. Le vide. La chute. Une profonde nappe noire.

Comme s’ils m’avaient envoyé au cœur des ombres. Dans une nuit absolue.

Cela me parut durer une éternité. Et je me demandais si c’était ça, le maléfice qu’il m’avait lancé.

S’ils m’avaient envoyé dans un autre monde, où le jour n’existait pas.

Mais petit à petit, je retrouvai l’odeur âcre des souterrains. Le sol était froid sous ma joue. C’était presque agréable. Je me relevais lentement. Essuyais le sang qui gouttait à mon menton. J’avais mal partout. Je me sentais sale. Le silence sifflait dans mes oreilles. Ô solitude ! Enfermé, je n’avais plus le moyen de m’en aller. Et j’attendais, assis, tendant l’oreille à chaque son, guettant, redoutant, frémissant à l’idée que de nouvelles ombres puissent arriver. On n’entendait que ma respiration saccadée, qui semblait se répercuter dans les immenses galeries. Quand soudain, des pas résonnèrent. Je me figeais, le cœur battant. Puis d’autres se firent entendre. Et d’autres encore. Une personne apparut. Puis deux, puis trois, puis j’arrêtais de les compter. Je me relevais. Des regards s’arrêtaient sur moi, puis me quittaient quand ils croisaient le mien. Pas besoin d’interroger un miroir, pour savoir que je faisais peine à voir. Et alors il sembla que la nuit finissait ; les portes réapparurent, comme amenées par le vent, et le serviteur aussi, nous invitant de nouveau à entrer ; tout le monde suivit ses instructions, et moi aussi.

Je regardais les gens autour de moi, mais leurs regards me fuyaient ; étais-je à leurs yeux aussi effrayant que ces ombres qui m’avaient assailli ? Avais-je le visage d’un méchant loup au cœur des bois ? Je regardai l’heure sur le cadran d’une montre abandonnée sur le sol. Autour de moi les créatures se mêlaient aux badauds. Une place se libéra au fond de la salle au gré des allées et venues et j’en profitai pour m’y installer. Le bruit était de retour. J’étais fatigué ; Il me faisait mal à la tête. Je la pris dans mes mains pour tenter de la rafraîchir.

Quand soudain : deux grands yeux bleus. Un enfant s’était posté là. Devant moi. Et me fixait. Ses cheveux étaient plus blonds que l’aurore et ses célestes yeux interrogateurs semblaient traduire toutes les questions qu’il avait à me poser. J’essayais de détourner le regard, mais il ne me lâchait pas des yeux. Comme s’il avait envie de savoir. Les créatures autour de nous se firent plus rares, la magie s’effaça un instant, tandis que je sentais naître en moi la brillante réponse ; ce regard, je le connaissais. Il attendait seulement que je lui raconte ce qui s’était passé. Un sourire m’échappa ; je me penchai vers lui, et dis la formule magique, tout bas : « Il était une fois... »

 

Une nouvelle de Lorène Dorgans

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