
Penser la Nuit
Léa Payet / Alice Kabriti / Salomé Exbrayat
Dans sa définition même, la nuit apparaît comme le contraire du jour, c’est à dire comme sa négation. La nuit est caractérisée comme la durée comprise entre le coucher et le lever du soleil et pendant laquelle ce dernier n’est pas visible. Par ailleurs, le mot “jour” désigne “à la fois la période où le soleil est levé et la totalité du temps terrestre (incluant donc la nuit). Le premier terme désigne à la fois le tout et la partie.” remarque le philosophe Michaël Foessel dans son ouvrage La nuit. Vivre sans témoin. D’emblée, la langue induit une vision normative de la nuit qui est comprise comme un entre-deux, inhabité entre le mouvement d’hier et celui de demain. Jour et nuit s’opposent comme “normal” et “anormal, “ordinaire” et “inhabituel”. La nuit induit en effet une intention délibérée de veiller, tandis que vivre le jour répond à un rituel conventionnel naturalisé. (rythme nycthéméral). L'alternance jour/nuit permet de rythmer l'existence de l'homme, l'organisation de sa vie et de sa perception se construisant à partir de l'opposition des contraires comme le montre Claude-Levis Strauss dans Le totémisme. Le temps se déroule ainsi selon cette succession de continuité/discontinuité de nature binaire. Cette opposition est d'autant plus marquée par la valorisation du jour et la dépréciation de la nuit. Ce jugement de valeur se retrouve dans la langue par des expressions qui traduisent la nuit comme celle qui figure toutes les formes de l’erreur, ignorance pure et simple, préjugés, superstition... Par exemple, « la nuit des temps » est une période très reculée dont on ne sait rien. À l’opposé, la lumière est associée à une notion d’évidence. La valorisation de la nuit se fait le plus souvent en termes d’éclairement. Nous aimons « chasser l’obscurité », « faire la lumière », « éclaircir la situation », « mettre au jour »...
La dimension nocturne reste peu étudiée par le champ scientifique car elle est surtout l'objet des champs artistiques et littéraires du fait de sa représentation. Ainsi, cela laisse place à de larges interprétations fantasmées dans l'imaginaire collectif. Pour une majorité d’entre nous, la nuit est le moment de liberté où l’on échappe au temps contraint, professionnel, pour un temps libre, privé, où l’on peut s’abandonner au repos ou au sommeil. Pour beaucoup, la nuit est une fuite loin du travail et des conflits du jour. Chez Charles Baudelaire, le crépuscule du soir est apaisement. La nuit marque une rupture; elle précède et prépare l’éclosion du jour, en interrompant la pression des événements et du réel, et semble offrir de nombreuses possibilités de transgression de l’ordre du jour. Elle permet de se libérer, dans l’imaginaire, des contraintes de la hiérarchie et des routines du quotidien, de transgresser les normes jusqu’à « faire n’importe quoi ». Profitant de l’obscurité, certaines activités humaines interdites s’y exercent (à l'image du Bois de Boulogne à Paris, investit par la prostitution), faisant de la nuit dans l'imaginaire collectif, un paysage criminel et dangereux. (En réalité, la ville n'est pas plus dangereuse que le jour selon l'exploitation des données spatiales et scientifiques) Sur l'ensemble des délits, la période nocturne ne paraît pas plus dangereuse que la journée avec moins de 50% des délits. Notre peur de la nuit serait d'autant plus renforcée du fait que nous sommes des êtres diurnes : 90 % des informations que nous percevons passant par le canal visuel, la perte d’acuité visuelle, de la vision centrale, de la vision des couleurs ou de l’appréciation des distances sont à l'origine d'une véritable désorientation. Ce désemparement est d'autant plus fort que nous avons tendance à définir la nuit comme un temps d'obscurité plat et continu, alors qu'elle se découpe davantage en rythmes spécifiques. Par exemple Luc Gwiazdzinski dans La nuit, dernière frontière de la ville, différencie trois périodes dans la nuit : De 20h à 1h30, c'est la « soirée marge de la nuit », de 1h30 à 4h30 c'est le « cœur de la nuit » et de 4h30 à 6h, c'est « le petit matin marge du jour ». Il rappelle néanmoins que ce seul découpage ne suffit pas à comprendre tous les déplacements de la nuit, puisque différents types de populations se succèdent en des temporalités diverses qui sont en réalité difficiles à articuler. Ainsi, cette nuit redoutable est de plus en plus investie par l'homme, on remarque une artificialisation et une diurnisation croissante de la vie urbaine la nuit comme le montre par exemple la généralisation de l'éclairage public et le développement des formes de sécurité et de contrôle, des plaisirs et de l'animation.
La nuit tend de ce fait à devenir, à une vitesse de plus en plus importante, une prolongation du jour : l'homme conquiert l'obscurité angoissante, forcé d'intégrer ce seuil nébuleux à tout un système de mondialisation tourné vers l'activité perpétuelle.
Léa Payet, Alice Kabriti, Salomé Exbrayat