
Minuit l'instant fracture
Ella Dervaux / Fantine Collonge
« Il m’arrive souvent de penser que la nuit est plus vivante et plus colorée que le jour » (Van Gogh).
Minuit. 00h00. Un morceau de non-temps. Une bribe de néant.
Un seuil aussi. Celui qui sépare et lie tout à la fois la veille au lendemain. C’est cette seconde partagée par deux sphères, l’ultime instant d'un jour mourant, l’extrême commencement d’un jour nouveau où tout reste encore à construire. Transition ou rupture ? Il semble que minuit dans toute sa volupté et son instantanéité, cette heure fatale nimbée de mystère, en soit l’amalgame. La nuit hermaphrodite se voit divisée entre deux jours semblables par leur forme mais uniques par leur expérience.
En une fraction de seconde, le souffle se coupe, le temps s’interrompt. Tout se fige. Comme un espace-temps qui n’appartient plus à personne, une dimension suspendue, minuit s’impose, minuit est là. Soudainement, mais sans fracas, tant attendu et pourtant redouté, minuit surgit et nous bouleverse.
Une nappe d’ébène s’empare du monde. Entre attraction et répulsion, la frontière est floue. Fascination.
Il y a ce quelque chose d’indéfinissable, cette sensation singulière, tantôt dérangeante, tantôt enivrante qui nous happe et nous entraîne, inéluctablement.
Les ombres se mêlent à des formes approximatives et fluctuantes, l’improbable surgit et tout un monde de noctambules se dévoile, se met à nu.
Car minuit sonne et sonne alors le réveil des créatures mystiques : le sanguinaire vampire s’extrait de son linceul, les sorcières se réunissent pour le sabbat. Le loup-garou déchire de son cri funeste le silence nocturne et sa silhouette mi-homme, mi- bête se détache sur le ciel que la lune brillante, dans toute sa rondeur immaculée, éclaire.
Des mystères se révèlent à minuit. L’imaginaire prolifère, explose sous une multitude d’aspects.
Moment indéfini. Instant où l’agitation du jour laisse place au calme et au silence, à une pesanteur presque oppressante, un râle silencieux annonçant que l'inconnu arrive, et que rien ne demeure.
Les contraires se rencontrent, se lient jusqu'à se confondre parfois : la tranquillité du sommeil et les rêves des uns frôlent l’euphorie de la fête, le labeur, et les angoisses des autres.
La perception n’est plus la même qu’en plein jour. Dans le noir, plus de couleurs, plus de formes, ni de frontières distinctes, plus que des ombres suivant un trait entortillé sous la plume hésitante d'un nouveau mystère, d'une aube nouvelle comme horizon. Mais de nouveaux sons, de nouvelles odeurs font leur apparition. Découvertes. Improbables, incertaines. Jumelles.
Minuit, c’est aussi interdits, transgression, plaisirs proscrits, débauche, et laisser-aller. Normes et barrières s’affaissent, se délitent, et tout devient possible. C’est ce moment où les rêves sont libérés et où rien ne semble se heurter à leur réalisation.
Un espace de fantasmes et d’extrapolation des désirs secrets et défendus, des plaisirs coupables. La lumière tombe sur ce que tous convoitent, mais n'osent s’avouer.
Moment où la terreur côtoie l’excitation, faisant de minuit un espace-temps sublimé. Inatteignable. Paradis infernal.
Un temps où l’individuel se révèle, un temps hors du temps, en rupture avec ce qui est connu, déterminé, décidé.
Moment où tous peuvent se contempler sans être démasqué, laisser monter le désir, se laisser bercer selon leur bon vouloir, lâcher prise. Libre. Esclave de l'annonce à venir.
« Quand chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière » (Victor Hugo, Les Contemplations) : minuit est cette arrivée, sonnant tout à la fois comme un nouveau départ, inconnu. D'un début et d'une fin inversés. Confusion. Excitation, curiosité.
Une route en construction, filée par chacun, qui décide d'un passage du connu vers l'expérimentation. Innovation. Tressaillement.
« Minuit, c'est quand la veille tombe le lendemain » (Michel Tremblay) : c'est l'invasion d'une peur dévorante de voir une familiarité prendre fin, l'impromptu arriver et prendre le pas sur le ciel, le temps, le jour, la nuit. Une tentation.
« We gonna find out what it's all about, after midnight » (Eric Clapton).
Possible heure de réveil des pulsions. Des désirs. De l'envie, du manque. « Because the night belongs to lovers, because the night belongs to lust, because the night belongs to lovers, because the night belongs to us » (Patti Smith).
Monde sauvage et débridé qui se libère.
Quand tout est désert. Quand la foule accourt.
« I'm gonna wait 'till the midnight hour, that's when my love come tumbling down. I'm gonna wait 'till the midnight hour, when there's no one else around » (Wilson Pickett). Instant privé, précieux, intime. Secret.
L'attente, l'impatience d'un matin nouveau. « Because the night is dark and full of terrors ». Suspense. Appréhension.
Partage d'une seconde, le temps d'une aspiration. Inspiration.
Ultime instant du jour qui se meurt, balbutiements d’un jour naissant. Échange. Adieux.
Aurore, à toi la suite.

La Nuit étoilée, Vincent Van Gogh, 1889