
Les travailleurs de l'ombre
Jérôme Robert / Léonie Soula / Alicia Dagostino
Éboueurs, prostituées, médecin de garde, infirmière de nuit, organisateur de free partys ou encore gardien de grand magasin après minuit… autant de métiers qui appartiennent à la liste des professions de nuit, souvent mal connues car relativement invisibles. Pourtant, près de 3,5 millions
de personnes travaillent habituellement ou occasionnellement de nuit, en France, et ce chiffre a
plus que doublé en 20 ans faisant passer le taux de salariés concernés à 7,4 % en 2012 (sondage
effectué par Libération en 2014). Quels sont donc les spécificités de ce travail nocturne ? En quoi
est-il différent du travail diurne ? Et pour quelles raisons attire-t-il de plus en plus de monde ?
La vie le jour fait partie des habitudes sociales, mais également des activités physiologiques naturelles de l’homme qui produit de la mélatonine, hormone du sommeil, quand la luminosité baisse. Le travail de nuit est donc, avant tout, à l'origine de changements, aussi bien physiologiques que liés au mode vie (changements des habitudes), et qui nécessitent donc de trouver un certain équilibre dans une pratique qui n’est pas véritablement « naturelle ». Pour certains, se mettre à vivre de manière « inversée », en décalage par rapport aux autres, semble particulièrement difficile, et peut être une source d’angoisse si l’on prend en compte le risque potentiel de marginalisation, voire de dé-socialisation. Le travail de nuit serait, dans ces cas-là, une véritable contrainte et tiendrait plus de la nécessité que d’une volonté propre du salarié. On peut, en effet, parler de nécessité pour certaines professions qui ne peuvent être pratiquées le jour (employés dans des boites de nuit, personnel d’entretien des pistes à la montagne par exemple) ou dans des situations où le choix n’est pas laissé au salarié qui voit dans le travail de nuit un pis-aller par rapport à une situation de chômage. Dans un contexte où l’accès à l’emploi est limité, le travail de nuit est de facto moins dédaigné, le contexte actuel pouvant d’une certaine manière aussi expliquer
l’augmentation visible des travailleurs de nuit ces dernières années.
Cependant, le travail de nuit n’est pas à dévaloriser de manière catégorique et son caractère particulier peut aussi donner une nouvelle dimension à la profession exercée, voire nécessiter une
approche différente de celle-ci (notamment dans le cas des soignants de nuit qui voient leur rapport aux patients se modifier de manière significative entre le jour et la nuit). Tout est une question d’approche et celles-ci varient d’un travailleur nocturne à l’autre comme l’ont prouvé les rencontres que nous avons faites avec des personnes habituées à travailler de nuit.
Nous avons eu l’occasion d’interroger une infirmière ayant travaillé de nuit dans un hôpital pendant
plusieurs années, et un DJ animant régulièrement des boîtes de nuit lyonnaises. Leur réponses
ont été d’une grande divergence, mais il en est ressorti que le travail de nuit a bien une
dimension singulière et une influence plus ou moins forte sur le rapport aux autres. Cependant, il
a également été souligné qu’il était possible de s’y adapter sans faire de trop nombreuses
concession : la contrainte serait donc à nuancer dans une certaine mesure. La marginalisation
des travailleurs de nuit est, en effet, peut-être autant dans l’image que l’on se fait d’eux que dans
une différence radicale de mode de vie.
Nicolas, que nous avons rencontré, est DJ et étudiant dans l’événementiel. Il travaille la nuit tous
les week-ends pour des discothèques, en plus d’étudier la semaine. Il parle d’un rythme différent
mais auquel il s’est habitué. Pour lui, la nuit n’est qu'une nécessité liée à son travail, et, de manière
positive, un moment propice aux réjouissances. Il dit profiter de la nuit pour avoir une activité
qu’il aime et son travail est pour lui plus une passion qu’un moyen de rémunération. Ainsi, il
sacrifie volontiers quelques nuits de sommeil pour exercer l'activité qui lui plaît le plus. Nicolas a
également l’occasion d’observer les comportements nocturnes grâce à son activité professionnelle
et il évoque une certaine désinhibition, des individus plus ouverts la nuit, ce qu’il nuance en
suggérant que ces changements comportementaux sont peut être plus liés à l’ambiance festive.
Frédérique est quand à elle infirmière dans un hôpital et a exercé son métier de nuit pendant plusieurs années. A la différence de Nicolas, le travail de nuit a surtout été une contrainte, pour elle,
et elle a dû s'adapter, accepter de changer de rythme, ainsi que prendre l’habitude de dormir la
journée plutôt que de voir ses enfants. Elle souligne que le travail de nuit implique des modifications constantes dans la manière de vivre, notamment entre les jours travaillés et les jours off durant lesquels elle retrouve un sommeil normal. Cette oscillation constante a pu entraîner certains effets sur sa santé, comme des problèmes de digestion ou d’alimentation.
Frédérique, présente la nuit de manière nuancée : à la fois synonyme d'angoisse et de
solitude, mais aussi d'intimité, de complicité avec ses collègues et patients. Les infirmières de
nuit ont un véritable rôle de réconfort pour les hospitalisés, et les liens créés avec les patients
sont, selon elle, plus forts la nuit que le jour. La nuit serait donc un moment de libération de la parole, et aux relations professionnelles s’ajoute un aspect plus personnel.
Du reste, les deux interviewés s'accordent sur l'importance de la fatigue, principal désagrément
du travail nocturne car elle se supporte difficilement la nuit et se rattrape mal en dormant la journée. Les travailleurs de nuit s'y habituent plus ou moins au fil du temps mais certains doivent
malgré tout avoir recours à des aides pour lutter contre le sommeil (médicaments, hormones qui
tiennent éveillé la nuit et permettent de dormir le jour). De fait, il a été établi que le travail de nuit a
bien des conséquences sur la santé en général, notamment du point de vue de l’espérance de
vie. Une étude de grande ampleur, publiée en janvier 2015 dans l'American Journal of Preventive
Medicine, a ainsi démontré que les femmes travaillant de nuit durant plus de cinq années
connaissant une surmortalité de 11 %, tandis que celles qui ont travaillé plus de 15 ans de nuit,
voient leur risque de développer un cancer du poumon augmenter de 25 %. Cette étude commencée en 1988 a porté sur plus de 85 000 infirmières américaines et souligne l’effet potentiellement délétère du travail de nuit. Ces chiffres effrayants montrent bien que les conséquences sur le système biologique des travailleurs sont à ne pas négliger.
En définitive, il semble important de souligner que la nuit n’est pas perçue de manière identique
par tous les travailleurs nocturnes, les visions variant en fonction de la profession exercée, de la
capacité d’adaptation de chacun etc… Tandis que certains travailleurs de nuit se proposent de
démystifier leur activité de nuit, d’autres soulignent son caractère particulier et ses aspects marginaux qui le placent aux antipodes du travail diurne. Il semblerait donc que le travail de nuit
puisse, du fait de sa singularité, répondre à un certain désir (désir d’une autre temporalité, d’une
autre manière de vivre). Mais s’il est plus aisé pour certains de s’y accoutumer, c’est aussi car leur
emploi du temps laisse une certaine marge de manoeuvre qui leur permet de rester en phase
avec notre société diurne (être étudiant et travailler ponctuellement de nuit est peut-être moins
contraignant que d’occuper un poste nocturne de manière quotidienne tout en souhaitant
conserver du temps pour sa famille, ses proches). En effet, la prédisposition naturelle de l’homme
pour le jour est devenue une norme sociale si forte que le travail de nuit à temps plein semble être
une contrainte permanente, bien que nécessaire dans certains cas.
On peut donc reconnaitre et saluer l’engagement de ces personnes travaillant la nuit au regard
des sacrifices que beaucoup doivent faire, d’autant plus que le travail de nuit est nécessaire dans
de nombreux domaines, notamment dans le milieu hospitalier. Ces personnes remplissent un rôle
de « veilleurs », assurent une garde permanente.
Comme le disait Alain, « une société c’est un homme qui dort pendant qu’un autre veille ».