
Retiens la nuit
Paolo Zenone / Elise Hatton / Fanny Reymond
Le rêve est un phénomène très commun. Cependant, la façon de l’appréhender, de le
vivre, de l’analyser, de s’en faire une idée n’est pas la même selon les individus. De fait, l’âge
du rêveur importe, non seulement dans la formation et la nature du rêve, mais également
dans la représentation qu’il en a.
Nous avons souhaité savoir ce que les jeunes entre 16 et 20 ans en pensent.
Nous avons réalisé un sondage partagé sur les réseaux en ligne, qui a permis de récolter un
échantillon de 216 personnes. Elles ont répondu à un questionnaire anonyme qui permettait
de mettre en relation des pensées personnelles sur leur perception du rêve, avec des
réflexions approfondies sur le sujet. Le tout constitue ainsi une sorte de miroir, qui permet à
tout individu de pouvoir constater par lui-même si sa conception est commune à tous, ou s’il
se crée un décalage entre les opinions individuelles et celles du groupe. Nous tenons à préciser
que ces résultats n’ont pas de prétention scientifique ; cette étude relève de la volonté simple
d’offrir un aperçu de ce que des jeunes de notre époque retiennent de leur nuit.
En premier lieu nous avons souhaité savoir si les rêves étaient liés au quotidien des personnes

personnes sondées (1).
Tel est le cas pour 80 %
d’entre elles ; il y a
bien une part de
quotidien au sein de
leur vision onirique.
Ainsi trouve-t-on ce
témoignage :
“J'ai rêvé de mes notes
du bac avant de les
avoir, et elles
correspondaient
approximativement
aux notes que j'ai
obtenues.” La
proximité du
Baccalauréat a certainement influencé le rêveur, tissant un lien entre rêve et réalité. Le
quotidien alimente l’imagination, le cerveau ayant du mal à concevoir l’inconnu. Lorsqu’un
fait survient dans la journée, il est ainsi possible d’en rêver la nuit qui suit. Cependant le
quotidien se mêle à des éléments illogiques et incongrus.
Nous avons donc demandé aux sondés si leurs rêves présentaient une part de
fantastique. Nous constatons une homogénéité des résultats : le fantastique et la réalité
semblent s’entremêler. Dans nos rêves, les éléments du réel fusionnent et forment un
univers fantastique. Descartes dans sa deuxième Méditations Métaphysiques (2) illustre ce
propos par une comparaison éclairante : “Prenons un peintre, qui essaye de représenter une
sirène : il ne dispose pas d’un modèle réel (une sirène) mais forge l’image de la sirène en
combinant deux éléments (la femme et le poisson). L’imagination du peintre n’est ainsi

jamais entièrement
créatrice : il utilise des
données existantes.
Ce qu’il peint n’est pas
réel, mais il peint
toujours à partir du
réel.” Le rêve imite ce
mécanisme, faisant
naître dans notre
esprit des associations
d’images et
d’éléments
entremêlés.
Le rêve est lié à l’état
émotionnel. Pour les neuroscientifiques, l'activité onirique permettrait d'assimiler les
émotions ressenties à l'état de veille. Selon le Pr Ernest Hartmann (3), « Les connections ne
sont pas faites au hasard. Elles sont guidées par les émotions du rêveur », explique-t-il dans
The Nature and Functions of Dreaming (Oxford University Press, 2010).
Deux tiers de nos rêves sont négatifs et ce sont ceux-là précisément qui permettent
d’assimiler nos émotions néfastes. Si l'on regarde des images qui nous effraient (un film
d'horreur par exemple) et que nous dormons une nuit avant de regarder à nouveau les mêmes
images, l'effet qu'elles auront sur nous sera très atténué. Au contraire, si l'on regarde une
nouvelle fois les images sans avoir eu une période de sommeil entre les deux visionnages,
l'effroi sera le même. L'assimilation se fait durant les rêves. Néanmoins, l'apparition d'un
cauchemar peut s'avérer être un échec du processus onirique, l'émotion forte étant trop
intense. Chaque individu assimile alors ses émotions à sa manière, ce qui explique la diversité
des résultats obtenus.

Le rêve s’avère
parfois désagréable. Nous
avons demandé le ressenti
des personnes à leur réveil
et les résultats sont
contrastés. Le stress a pour
fonction d'aider et de
guider le psychisme à l’état
de veille. En période de
stress, le rêve s’imprègne
de la situation qui perturbe
l’individu. De fait, les rêves
sont plus fréquents au
cours de périodes délicates
physiquement ou
psychologiquement (maladie, accident, angoisse…) mais aussi pendant les phases charnières
de notre vie (à l'adolescence, à l'occasion des grandes décisions…).
Les scientifiques ont également montré que les femmes se souviennent plus
facilement et fréquemment de leurs rêves. Le professeur Tore Nielsen (4) (directeur du
laboratoire Rêve & Cauchemar à l'hôpital du Sacré-Coeur de Montréal au Canada) tente
d’expliquer cela : « Le système émotionnel des deux sexes est très différent et rêver est l'un
des nombreux processus émotionnels. Une autre possibilité est que les femmes soient
confrontées à plus d'expériences stressantes que les hommes ». Le rêve est alors un besoin
vital pour l’être humain. En effet, si on se prive pendant quelques temps de rêve (en prenant
des drogues, des médicaments…), on devient anxieux et le caractère de l’individu peut être
profondément modifié (agressivité, violence). Toutefois, la privation ponctuelle n’est pas
gênante, l’individu rêvera plus la nuit d’après, et n’aura pas de troubles du comportement.
Dans quelle mesure se souvient-on de ses rêves ?
Il est bon de savoir qu’un cycle du sommeil dure en moyenne 90 minutes et que l’on se met

à rêver lorsqu’on est
en période de
sommeil paradoxal, ce
qui occupe 15 à 25%
du temps total de
sommeil. Ce moment
intervient à la fin du
cycle du sommeil et
précède le réveil ou un
nouveau cycle. En cas
de réveil avant cette
période on ne rêve
pas. Si l’on sort d’une
phase de sommeil
paradoxal et que l’on
réveille pendant une phase de sommeil paradoxal s'en souviennent. Ainsi, les rêves dont on
se souvient le plus interviennent juste avant de se réveiller.
Il est possible de faire un travail sur soi pour se souvenir de ses rêves. En se réveillant,
on peut, par exemple, noter ce dont on se souvient du cours de la nuit. A force d’accomplir

cet exercice, les
souvenirs seront
plus fréquents et
plus distincts. La
majorité des gens
se souvient donc
occasionnellement
de ses rêves,
tandis que près du
tiers retient ses
rêves par période.
Il arrive tout de
même que 11% des gens ne s’en souviennent jamais. Rêver dépend donc des cycles de chacun ainsi que de la volonté personnelle. Si quelqu’un ne souhaite pas se souvenir de ses
rêves, il est probable que cela soit le fruit d’une
empreinte néfaste du songe laissée sur l’individu. En somme, qui aimerait se souvenir d’un
cauchemar ?
Nous avons voulu savoir si les jeunes ont un rêve qui revient fréquemment. Le

résultat est sans appel :
c’est le cas pour 78%
d’entre eux. Le Pr Tore
Nielsen (5) déclare : « Des
cauchemars importants
et répétés pourraient
signifier que ce système
ne fonctionne pas bien.
[...] Les rêves pourraient
servir à atténuer les
émotions intenses
générées par un stress
prolongé car les rêveurs
récurrents ont de moins
bons scores de bien-être
mais ceux-ci s'améliorent lorsque les rêves récurrents cessent. » La répétition d’un rêve
serait donc due à un stress.
Par ailleurs, nous nous sommes intéressés à la question du rêve prémonitoire. Nous
constatons que lamajorité des
individus ne donnent pas de légitimité àcette éventualité. En
effet, face au mécanisme du rêve
qui, pour simplifier,consiste à “digérer” les émotions vécues
récemment, faire un rêve qui se
réaliserait par la suite paraît peu
vraisemblable. Les rêves se confondent cependant parfois avec des souvenirs, et provoquent le sentiment qu’ils
sont prémonitoires. Le lien intrinsèque entre la présence du quotidien dans les rêves et leur

réalisation ultérieure peut s’avérer être un pur hasard. La science reste aujourd’hui sceptique
face à ce genre de rêves et légitime plutôt des thèses sur l’intervention de l’inconscient. Quoi
qu’il en soit, il n’existe pas encore d’explication rationnelle à ce phénomène.
Après avoir interrogé cette croyance, il est intéressant de se demander comment les
jeunes interprètent leurs rêves.
La psychanalyse, notamment depuis les travaux de Freud, a mis en évidence

l'inconscient chez
l’homme. L'étude
du rêve est une
affaire intime, un
dialogue entre
l'homme et la part
ignorée de son
psychisme.
L'analyse de Freud
sur son propre
rêve « L'injection
faite à Irma » est
l’élément
déclencheur qui va
lui permettre d'en
déduire ce qui deviendra la thèse principale de son ouvrage Traumdeutung (6), selon laquelle «
le rêve est un phénomène psychique à part entière et pour tout dire un accomplissement de
souhait.»
Comprendre la signification d’un rêve n’est pas chose aisée. Le contenu manifeste
dont nous nous souvenons a été travaillé, codifié sous forme de symboles par notre autocensure.
Freud précise : « Le deuxième niveau du rêve est le contenu manifeste du rêve qui
est le rêve avant qu'il soit soumis à l'investigation analytique, tel qu'il apparaît au rêveur qui
en fait le récit.» Le contenu latent est défini par le père de la psychanalyse comme «
l'ensemble des significations auquel aboutit l'analyse d'une production de l'inconscient,
singulièrement du rêve. Une fois déchiffré, le rêve n'apparaît plus comme un récit en images
mais comme une organisation de pensées, un discours, exprimant un ou plusieurs désirs ».
Pour atteindre ce contenu latent, il faut procéder à une analyse de son rêve, un “travail du
rêve”, qui consiste en quatre mécanismes :
Verdichtung (condensation) : une seule image peut contenir plusieurs interprétations
diverses. Il faut donc tâcher de différencier ces éléments du rêve qui ont fusionné.
Verschiebung (déplacement) : la censure peut avoir donné une richesse à des éléments
insignifiants, comme elle peut avoir fait l’inverse. Chaque détail du rêve, aussi futile soit-il, est
donc primordial pour avoir accès à la signification latente.
Rücksicht auf Darstellbarkeit (prise en considération de la figurabilité) : l’identification des
personnes présentes dans nos rêves est très importante car plusieurs peuvent fusionner en
une. Pour Freud, chaque personne est un déguisement de nous-même. Il déclare “C'est la
personne même du rêveur, souligne Freud, qui apparaît dans chacun des rêves, je n'ai trouvé
aucune exception à cette règle. Le rêve est absolument égoïste”. C’est donc en cela que le
rêve est une “voie royale d'accès à l'inconscient”.
Sekundäre Bearbeitung (élaboration secondaire) : la dernière étape du travail est de donner
une cohérence à l’interprétation, grâce aux trois mécanismes précédemment effectués. Elle
vise à rationaliser le rêve et ainsi à accéder au contenu latent.
Néanmoins, les avancées scientifiques actuelles remettent en cause la théorie
freudienne, notamment grâce à la découverte de la neurophysiologie du rêve, qui est le
sommeil paradoxal.
Les jeunes ont une vision du rêve assez personnelle qui prend fortement appui sur
cette élaboration secondaire qui rationalise leurs songes. Dans les témoignages recueillis, on
trouve beaucoup de personnes qui interprètent leur rêve en établissant des rapprochements
avec leurs envies personnelles, désirs qui sont plus facilement assouvis au sein de leurs songes
qu’au sein du réel. Ce qui revient le plus souvent n’est autre que la fameuse et pénible
préparation des affaires scolaires avant de partir en cours, qui dans les rêves sont justement
accomplis, et que les jeunes interprètent comme la volonté d’échapper à cette obligation par
le biais du rêve.
Il est ainsi évident que la plupart des personnes ont un rapport bien singulier au rêve.
En témoigne de manière évidente la façon dont l’âge influe sur le quotidien et donc sur le
rêve ; le caractère sur la fréquence de souvenirs ; les envies et les préoccupations sur sa
composition. Anne Barratin (7) écrit dans De toutes les paroisses (1913), “Cache ton rêve : il ne
parlait que pour toi.” Car le rêve est double : il est commun à tous dans sa froide machinerie
d’apparition, et propre à chacun dans sa diégèse. Les rêves peuvent être interprétés, ou
encore laissés sans lendemain. Néanmoins, toute interprétation n’est pas sujette à
l’exactitude, et ce malgré les progrès de leur compréhension - il est important de distinguer
neurosciences et psychanalyse, les deux n’étant pas complémentaires. Le rêve est une
expérience intime bouleversante, que les jeunes s’approprient et interprètent entre autres,
par la mise en relation avec leur quotidien. Ce dernier reste pour chacun d’entre eux, d’une
singularité totale et irréductible.
1 Voir aussi à ce sujet l’ouvrage de Karine Silvestre Comprendre les rêves au quotidien (Broché, 2007).
2 (1641), éd. GF, Paris
3 Psychanalyste américain (1934 –2013). On lui doit également Les fonctions du rêve (Yale University Press,1973)
4 Article du Figaro, du 30/04/2013, « Les rêves et les cauchemars sont utiles au cerveau »
5 Ibidem
6 (1900), éd. Seuil, Paris
7 De toutes les paroisses (1913), éd. Lemerre, Paris